© Cédrick Eymenier 1999-2024

-Elein Fleiss

Entretien avec Elein Fleiss
par Cédrick Eymenier, Paris, 4 novembre 2005.
pour OKFRED magazine (Tokyo)

Révision par Elein Fleiss
& correction par Stéphanie Quillon
juin 2022

EF : Ce qui m’intéresse dans le fait de faire une publication c’est pas tellement d’être didactique mais aussi que les personnes qui créent voient des choses qui les inspirent pour leur création, que ce soit un instrument pour ceux qui créent et pas seulement montrer ce qui est déjà créé.

C : Purple a mis en avant certains créateurs qui n’étaient pas montrés ailleurs, mais c’est surtout la photographie de mode que Purple a considérablement renouvelé, avec l’invention d’un style nouveau très fort qui va probablement rester dans l’histoire de la mode.

EF : Oui, en photo, ça a été très important. Ce qui est très dur pour nous d’ailleurs, car quand tu commences un truc et qu’après tu vois qu’au bout d’un moment il y a la même chose un peu partout, d’abord ça t’oblige à toujours chercher – et c’est ce qu’on a fait pendant un moment –, mais après, tu es un peu dégoûté de voir des sous-produits de ce que tu as initié et tu trouves pas nécessairement le nouveau truc non plus, donc du coup tu es un peu coincé. Mais d’ailleurs, avec le Purple Journal, ça m’intéresse d’être dans le noir et blanc et dans les prochains numéros on va aller vers un aspect beaucoup plus documentaire de la mode, on va créer moins d’images et demander aux créateurs qu’ils nous donnent des documents et des images, on va essayer de travailler avec ça. C’est une tentative de sortir de là, aussi car on a l’impression qu’on arrive au bout de quelque chose.

C : Oui, on le sent.

EF : Et puis ailleurs, ils sont dans une redite du glamour. Alors, je préfère encore Purple du début que de me lancer dans une espèce de truc post-années 80 puissance 10.

C : Je connais mal tout ce milieu de la mode, mais j’ai eu l’impression que dans les années 90, il y avait tous ces jeunes créateurs que Purple soutenait et on sentait qu’ils pouvaient presque prendre le dessus sur les grosses marques historiques, de la même façon que tu pensais presque pouvoir faire un quotidien avec Hélène et puis finalement depuis quelque temps, on se rend bien compte que non, qu’en fait ce n’est pas possible, ce sera toujours Gucci ...

EF : Oui c’est ça, c’est vraiment une question de puissance financière ou de goût bourgeois. Dans l’art par exemple, à un moment aussi on pensait que ça allait changer et finalement maintenant c’est à nouveau la peinture. Et en même temps, aller aussi violemment contre la peinture était peut-être un peu idiot, de le faire d’une façon tellement autoritaire. Maintenant, il y a un truc très réactionnaire. Je pense que les artistes intéressants s’en sortent en faisant plein d’autres choses : du son, des films... Ils essayent à tout prix d’en sortir parce que c’est devenu affreux l’art contemporain, ils ne veulent même presque plus avoir de galerie. Parce que produire des œuvres pour les vendre, c’est déprimant.

C : D’autant qu’il y a tellement de contraintes pour pouvoir créer, ça devient comme les magazines avec la pression des annonceurs publicitaires.

EF : Il y a un truc qui me rend triste par rapport à la mode, c’est que justement, parce que c’est très visible de l’extérieur, ceux qui ne connaissent pas du tout croient que tout est superficiel, alors qu’il se passe la même chose partout ailleurs, dans le cinéma, la musique. En ce moment, ceux qui font des choses intéressantes sont dans des situations super difficiles. C’est comme si on s’était mis dans des brèches qui seraient en train de se refermer. Et tout le monde est super flippé, comme ceux qui ne savent pas comment s’en sortir dans la musique ou dans le cinéma et qui font des films en vidéo avec trois fois rien, mais alors voilà plus de visibilité et donc finalement c’est peut-être le renouveau de l’underground. Peut-être que maintenant, il y a un vrai underground, sans communication avec le monde du dessus.

C : Oui complètement coupé du monde, avec une petite autonomie.

EF : Ça a pas mal changé, un truc d’étranglement, on n’a plus accès à l’argent tout simplement mais bon, en même temps l’argent ça pourrit tout. C’est un vrai problème.

C : Comment et pourquoi avez-vous commencé Purple ?

EF : il y a eu deux facteurs. On faisait partie du monde de l’art contemporain et des gens du même milieu que nous, des critiques d’art, ont créé un magazine qui s’appelait document, ce magazine m’a tellement mise en colère, je ne me reconnaissais tellement pas dedans que je me suis dit : c’est pas possible que ça soit ce magazine qui nous représente, nous, la nouvelle génération. C’était un peu les mêmes artistes, mais pas du tout la même façon de traiter les choses, c’est cette colère ou cette frustration qui ont donné l’envie de faire un magazine. Puis, le fait qu’on était au début des années 90, c’était le début des ordinateurs et on venait de comprendre que c’était possible de le faire sans argent, et juste avec un ordinateur chez soi donc tout d’un coup c’était une possibilité qui s’ouvrait, on était hyper innocents, on savait pas du tout comment ça se faisait, aucun de nous deux (avec Olivier Zahm) n’avait travaillé dans un magazine avant et on s’est lancé.

C : Qui s’est chargé du design au début ?

EF : Justement, on était tellement naïf qu’on savait pas qu’il fallait un graphiste, j’avais déjà fait un carton d’invitation ou deux, mais je n’aurais pas pu le faire, c’est sûr. On dînait avec des amis, dont l’artiste Claude Closky, on lui a dit qu’on faisait un magazine et il a dit mais comment vous allez faire pour le graphisme ? Je pense qu’il a eu pitié de nous et nous a proposé de nous aider, on l’a payé une petite somme et c’est comme ça que j’ai appris à me servir d’Xpress et à faire des maquettes, car j’ai toujours été à côté du graphiste, que ce soit Closky, Christophe Brunnquell, qui d’ailleurs au début nous avait menti car il ne savait pas non plus se servir d’un ordinateur. Ensuite, il y a eu Makoto Oruhi du Japon qui est quelqu’un d’une autre génération, qui ne savait vraiment pas se servir d’un ordinateur et là c’est carrément moi qui le faisait, lui était à côté de moi et me disait "bigger… smaller… up… down", mais avec Makoto on communique par l’esprit, on se comprend très bien. Pour le Purple Journal, je fais la mise en page avec Laetitia Benat car j’avais plus trop envie que la forme prenne le dessus sur le fond.

C : Donc ça n’a pas commencé avec la mode mais plutôt avec l’art contemporain et la mode est arrivée après ?

EF : Elle y était sur deux pages au début, mais c’était complètement minoritaire et on n’y connaissait rien, c’était en 1992... Trois ans après, on commençait à s’y intéresser un peu, on avait rencontré deux photographes qui étaient un petit peu dedans : Anders Edstrom et Mark Borthwick. Olivier Zahm et moi avions commencé à nous intéresser à Margiela. Une galerie suisse nous a demandé de faire une expo sur la mode, un milieu dans lequel on venait de découvrir certaines choses, on a dit "oui" et pour rigoler on s’est dit qu’on pourrait faire Purple Fashion, et il y a eu un numéro 1 de très peu de pages où il y avait déjà Mark, Anders, Viktor et Rolf, Lutz, et des Hollandais... Ce Purple Fashion n’était pas seulement un catalogue d’expo. Ce qu’on a découvert, et qui nous a aussi passionnés, c’est que tout d’un coup, en tant que magazine, on pouvait créer des images alors que dans l’art contemporain, tu publies des photos d’œuvres ou des images des autres, ça reste quand même très distant, on n’a jamais eu envie d’avoir un regard critique car on a toujours été contre les critiques d’art... C’était toujours des artistes qui écrivaient, quelque chose se créait sous cette impulsion et on le publiait pour ça, donc le magazine devenait plus un espace créatif. Mais le risque a été ce qu’il s’est passé : un envahissement de l’image, les photos ont pris toute la place peu à peu.
En 1995, on avait quatre publications en même temps, comme un groupe de presse, il y avait toujours Purple Prose, Purple Fashion, Purple Fiction que je faisais avec Jeff Rian et Purple Sex qui était un peu le trip d’Olivier, j’ai ensuite arrêté de le faire. Les quatre magazines avaient chacun leur vie, on faisait donc quatre magazines, ça devenait complètement fou car on n’avait pas plus de moyen, ni de personnes, c’était pas la même distribution et du coup, on a tout rassemblé en un seul qui s’est appelé Purple, d’ailleurs au début c’était des sections à l’intérieur du Purple, c’était en 1998.

C : Donc après cela, Hélène arrive...

EF : Oui, c’était en 2003, c’est venu avec cette frustration créée par cet envahissement d’images d’une part et aussi je sentais qu’Olivier n’avait pas envie qu’on change, il se satisfaisait de ces images. C’était plus une initiative personnelle, car  je voulais faire un publication plus littéraire, j’ai commencé à écrire pour Ryuko Tsushin et ça été le début pour moi de l’écriture parce qu’apparemment en français je n’y arrivais pas, le fait d’écrire en anglais et qu’en plus ça soit traduit en japonais, il y avait deux niveaux, de plus je n’étais jamais lue dans la langue dans laquelle j’écrivais, donc doublement désinhibant, ça a été déclencheur. J’en avais marre du truc spécialisé qui s’adressait à un milieu, j’avais envie d’avoir le regard des artistes sur le monde, d’une presse plus ouverte.

C : Au début, l’idée était vraiment de diffuser Hélène en kiosque.

EF : Oui voilà, le rêve de faire un quotidien auquel j’ai cru pendant quelques mois...On me regardait comme une folle, moi j’y croyais et puis au bout d’un moment je me suis dit : non quand même ils ont raison, ce n’est pas possible.

C : Après tu l’as fait quand même, mais ce n’était pas un quotidien, ni diffusé en kiosque.

EF : Oui c’était un trimestriel, c’est passé dans ma tête de quotidien à hebdomadaire, à mensuel, mais dans les faits c’était un trimestriel, ça m’a plu de travailler sur un format tabloïd, mais c’est presque un faux journal, un fantasme comme si un artiste se dit : "je fais un journal", ce n’était pas non plus ça l’idée mais on est arrivé à ça.

C : Pourquoi être revenue de Hélène à Purple Journal ?

EF : Je ne voulais pas laisser Purple car c’est à moi aussi, j’avais fait Hélène car je pouvais quand même exprimer encore un peu des choses dans Purple, mais à partir du moment où on a décidé de faire une scission, il fallait que je reprenne ce qui est de moi dans Purple. Nous avons décidé que Purple deviendrait deux titres : Purple Fashion et Purple Journal. Pour moi, Purple Journal est un mélange de Hélène et de ce qui a toujours été de ma sensibilité à moi dans Purple. J’adore les changements, mais les personnes sont nostalgiques, il y a même des nostalgiques d’Hélène – qui pourtant a été un titre quasi inexistant – et du format tabloïd. C’était plus radical au niveau de la forme, pourtant le travail qu’on fait avec Sébastien Jamain est complètement dans la lignée d’Hélène mais aussi avec Purple et la photographie et une forme plus magazine.

C : En as-tu assez de la mode ?

EF : Pas vraiment des créateurs eux-mêmes, encore que ça dépend lesquels, ça change chaque saison, mais c’est vrai, j’en avais marre de suivre à cause de cette idée de fashion week. Je trouve ça hyper agressif les présentations, la presse. Les gens auxquels je m’intéresse ont toujours essayé de sortir du défilé, de faire des présentations plus modestes, mais il reste un stress avec un planning, il faut en faire plusieurs par jour, et ça me n’excite pas tellement, je préfère avoir des relations avec chaque personne et les voir dans une certaine intimité. Ce n’est pas non plus comme aller voir une exposition car ça dure une heure, c’est un peu violent comme monde et comme à un moment j’essayais de faire les deux mondes, celui commercial, celui créatif, car j’avais pas complètement coupé, j’étais entre deux mondes, je faisais les deux, c’était insupportable car il suffisait d’aller à un gros défilé pour être dégoûtée de la mode. J’ai fait un amalgame et je me suis dit : la mode c’est plus possible, j’ai gardé des contacts avec certains créateurs mais ça m’a pris presque un an pour y retourner et me débarrasser de la mode commerciale, j’ai été obligée de faire une rupture pour m’y reintéresser. Je ne vais plus aux défilés commerciaux, qui sont insupportables, ce n’est pas mon truc.

C : Quels sont les stylistes que tu préfères ?

EF : Au début je n’aimais que Margiela, c’est resté plusieurs années.

C : Comment l’as-tu découvert ?

EF : Olivier m’en a parlé, Margiela est quelqu’un de très charismatique, je pense que c’est aussi l’envie de porter les vêtements qui fait que ça a été aussi passionnel. Car il me semblait justement qu’il n’y avait pas une séparation avec ce qui était montré lors d’un défilé, je me suis de suite sentie comme avec des vêtements à moi, alors que d’autres c’est impossible, c’est des sortes de panoplies que tu mets sur toi. Ce que j’aime chez Margiela, c’est qu’une femme de 65 ans peut le mettre et ça ira super bien, ou une femme un peu grosse, c’est pas fait pour des mannequins, d’ailleurs c’est rarement des vraies mannequins qui défilent.

C : Tu parlais des femmes de 65 ans.

EF : Oui, car à un moment on avait envie de faire un travail documentaire sur les personnes dans la rue et notamment les vieilles dames, car je trouve toujours très inspirant la manière dont les vieilles dames s’habillent. On avait fait ça avec Anders, les vieilles dames chinoises dans la quartier chinois à Paris qui sont souvent en pantalon avec des formes assez simples, elles ont vraiment un style reconnaissable puis on avait fait les vieilles femmes françaises, c’était un mélange de femmes qui ont gardé un certain style des années 40 : jupes, chaussures, chignons et aussi de vieilles femmes bizarres avec des détails de maquillage comme de l’ombre à paupière bleu turquoise qui coule un peu et des chignons très hauts, des teintures de cheveux bizarres. On poursuivait ces femmes avec un téléobjectif dans différents quartiers de Paris avec Anders, j’ai adoré faire ça et j’adore ces photos. Anders a le culot pour faire ça, il se plaçait en face d’elles avec un énorme appareil, elles ne comprenaient pas pourquoi on les photographiait.
Pour en revenir aux créateurs qui m’intéressent, j’ai beaucoup de respect pour les Japonais des années 80: Comme des Garçons, Yohji Yamamoto, maintenant des gens comme Bless ou Lutz, Cosmic Wonder, Wendy and Jim...

C : Beaucoup de gens qui viennent d’Autriche.

EF : Oui voilà, il y a eu toute une vague Autriche et Allemagne. Depuis deux ans, pour les porter – car c’est important, quand c’est une femme qui s’intéresse à la mode, on a une application directe de ce qu’on voit – c’est Cosmic Wonder. On a été Sébastien et moi les voir à Osaka, ce n’est pas seulement les vêtements, c’est aussi le monde qu’ils ont réussi à créer, de la même façon que Margiela a créé lui aussi un monde propre à lui, c’est un univers complètement personnel. J’aime bien ce que fait Charles Anastase aussi ou Yab Yum... Et j’en oublie...

C : Justement, en parlant de Charles Anastase, y a-t-il d’autres jeunes que tu as envie de mentionner ?

EF : Après cette génération, j’avais arrêté d’aller aux défilés donc j’ai un peu raté un épisode. Le bouclage du Purple Journal est tombé deux fois de suite pendant la fashion week. Je fais confiance à deux personnes pour m’en parler, elles sont japonaises. En France, je ne trouve pas de personnes capables d’avoir un bon œil car les gens sont conformistes, ont un goût qui ne me correspond pas. C’est Nakako Hayashi du magazine Here and There et Aya Tanizaki qui tient la boutique "Point de Suspension" à Tokyo. Nakako m’a dit qu’il y avait quelques jeunes qui viennent d’Allemagne ou d’Autriche et qui font des films pour présenter leur travail, ils sont très underground, je pense qu’ils n’ont quasiment pas de réalité commerciale au niveau de la vente de vêtements. Les choses sont très coupées maintenant et c’est très dur pour ces jeunes créateurs.

C : Cela me fait penser à ces architectes qui ont des cabinets théoriques.

EF : Oui virtuels, c’est possible au début, c’est presque quasiment comme ça, ça existe que pour une présentation ou en film, ils en vendent très peu, je pense qu’ils en vendent à quelques amis, quelques boutiques. C’est rare quelqu’un qui n’a eu aucune diffusion, ça m’étonnerait que ça existe, peut-être pour la première collection, en plus ça coûte très cher. Souvent, les jeunes créateurs survivent grâce au Japon, où il y a un goût un peu plus ouvert. A Paris, les boutiques qui pouvaient être intéressantes à un moment sont devenues très conformistes, comme les galeries. Tout ceci est transportable pour d’autres domaines, les magazines ont peur de la crise, tout le monde veut faire les trucs les moins intéressants et laids.

CK : C’est une vision qui pourrait résumer ce qu’il y a dans Purple Journal, pas que pour la mode.

EF : Ma mère l’a lu – ça m’a fait plaisir car Purple était illisible pour les gens qui n’étaient pas dedans –, la mère de Laetitia l’a aussi lu, des personnes de plein de milieux différents s’y intéressent, ça me fait hyper plaisir. C’est pas fermé, c’est pas spécialisé, je voulais faire ça, on parle plus aux autres, avec Purple on se parlait entre nous, entre amis, et on ne peut plus communiquer, c’est pas du tout l’idée de communiquer avec tout le monde, car ça c’est la fausse communication et finalement tu parles plus à personne, il faut pas faire l’amalgame.
Donc ma mère l’a lu et m’a dit : "c’est bien, j’ai lu les textes, mais c’est pas gai". Plusieurs personnes pensent qu’on montre une vision assez triste du monde, je pense que le monde est très dur en ce moment et on n’a pas envie de montrer quelque chose de faux.

CK : Les photos que tu fais me rappellent celles d’Eugène Atget, des petites et vieilles rues, rarement des gens, des intérieurs...

EF : Il y a rarement des éléments d’une certaine contemporanéité, j’essaie de montrer un monde qui disparaît ou qui a déjà disparu, tout ce qu’il en reste, comme des vestiges. Je suis une personne assez nostalgique peut-être que ça se ressent dans le journal, en même temps Sébastien est moins nostalgique que moi et le journal c’est nous deux, je pense pas l’entraîner dans la mélancolie. Par exemple, la section que je fais avec Laetitia, on se laisse aller, beaucoup de parcs, des statues donc c’est assez mélancolique, sans le rechercher forcément, ça se fait naturellement.

CK : Quelles seraient les qualités nécessaires qui font un styliste de talent ?

EF : Heu... Je n’y ai jamais réfléchi. Si je dis "originalité", ce qu’on peut imaginer derrière fait peur, pareil pour des vêtements "portables", on pense à Gap. C’est difficile à définir. Peut-être quelqu’un capable de créer un monde, tout en restant subtil et discret. Je déteste l’excentricité pour l’excentricité.

CK : Quelle place va occuper la mode dans le futur ?

EF : Heu... La question est très difficile aussi, je pense que les gens s’habillent de plus en plus mal, par contre j’aime beaucoup l’élégance des Japonaises et les femmes les plus élégantes du monde sont japonaises et non plus françaises. Je le vois là-bas. Même quand je vois des touristes japonais ici, il y a des détails et une façon de s’habiller, ils ne rentrent jamais dans le vulgaire et le sexy, c’est pas un corps comme marchandise. Transformer un corps japonais en marchandise est difficile, néanmoins je n’aime pas trop l’excentricité des jeunes japonaises dans le quartier de Shibuya, et malheureusement en France on a cette image car c’est ce qui est montré par les médias. Quand je parle des Japonaises, je pense à mes amies à Tokyo qui travaillent dans le milieu de l’art ou de la mode, je trouve inspirant la manière dont elles s’habillent. Néanmoins, je trouve quand même qu’il y a beaucoup de filles à Paris dans la rue qui s’habillent bien, mais pas dans le milieu de la mode qui est très bourgeois. Il y a des filles bien habillées dans les concerts de rock par exemple, je les trouve belles. Dans les pays de l’Est, ou en Italie, je n’aime pas du tout. À Hong Kong, si on regarde une masse de gens c’est très intéressant – j’adore regarder les filles, je les trouve plus intéressantes que les garçons à regarder. Les filles s’habillent avec des habits peu chers, il y a des boutiques partout qui s’inspirent des créateurs, il y a aussi des influences dont on ne sait pas d’où elles viennent, du genre dix euros pour un vrai vêtement. Les filles sont très belles avec un style particulier, il y a beaucoup de jeunes dans la rue comme au Japon, mais c’est quand même plus subtil et inspirant au Japon.

Ck : Quel rôle Purple a dans le milieu de la mode ?

EF : C’est presque comme une position institutionnelle. À un moment, ça a sûrement changé les choses. C’est difficile quand quelque chose que tu as créé devient la norme, on a l’impression d’être suivis par trente magazines, alors que quand on a commencé il n’y en avait pas. Le fait d’être copiés nous obligeait aussi à aller plus loin. Ceci dit, quelque chose de nouveau est apparu que je déteste, le glamour des années 80 avec des photos beaucoup plus sophistiquées. Je ne suis pas prête à aller dans cette nouvelle direction. Toutes les portes se sont fermées pour ceux qui font des choses intéressantes. Le monde de l’argent m’horrifie. Tout le monde s’engouffre là-dedans avec facilité, c’est peut-être la victoire de la bourgeoisie. J’ai l’impression qu’au Japon ça résiste plus, que ça ne s’est pas complètement fermé, les jeunes sont curieux et se renseignent. Les journalistes de mode japonais sont très mal traités dans les défilés de mode à Paris, on les parque dans un endroit particulier, mes amies japonaises sont toujours gênées car on veut s'asseoir ensemble ! On les prend pour des imbéciles, alors que c’est vraiment les seuls qui savent ce qui se passe, qui se renseignent et font des recherches, comme dans la musique, le cinéma ou dans l’art contemporain. On n’imagine pas le niveau très bas des journalistes de mode français, des débiles, des femmes ayant des positions dans des grands journaux qui n’y connaissent rien, elles mettent dix ans pour comprendre que Margiela est arrivé, et encore c’est qu’il a fallu qu’elles l’acceptent car c’est devenu un tel phénomène, mais elle ne le ressentent pas personnellement, ce sont des personnes qui viennent de la bourgeoisie.
Quelqu’un qui a été très important pour Purple et moi, c’est Susan Ciancolo qui vient de New York, ville dans laquelle il n’y a eu aucun créateur intéressant, car tout est pris par le business : Calvin Klein, Donna Karan. Ils ont une sorte de milieu de la mode, mais complètement faux. Susan a émergé là-dedans et a fait les choses les plus inspirantes. Margiela, on l’a pris en cours de route avec Purple alors que Susan c’est vraiment lié, il y avait aussi Bernadette Corporation, qui est une sorte de groupe plus conceptuel, je n’ai jamais porté un vêtement de Bernadette Corporation et peut-être personne, je ne sais pas, ils ont surtout produit des images, il y avait un cinéaste, un artiste. C’était un groupe d’artistes, à un moment ils ont décidé de se mettre dans la mode presque comme une stratégie, peut-être que certains avaient fait une école de mode.

C : Qui étaient ces personnes ?

EF : Antek Walzcak, Bernadette Van Huy et Thuy Pham qui maintenant fait United Bamboo, qui est assez connu au Japon, c’est donc le seul qui est encore dans la mode. Bernadette écrit, Antek écrit aussi et est cinéaste, c’était un choix de se mettre dans ce territoire. Tandis que Susan Cianciolo a eu un projet de musique avec Hisham Bharoocha de Black Dice, elle a aussi fait des choses avec Yuki Kimura et elle peint aussi, c’est très beau... Ça a été une émotion incroyable, c’était différent de tout le monde, c’était comme des vêtements émotionnels. D’ailleurs, elle s’est fait virer de son école de mode, car elle ne savait pas coudre et on lui a dit que ce n’était pas possible, surtout dans une école américaine. Je pense qu’aux USA, on l’a empêchée de faire ce qu’elle voulait faire, c’est quelqu’un dont les Américains ne veulent pas entendre parler et c’est de loin la plus douée. Pour les présentations, elle a aussi essayé pleins de choses, comme demander à des gens de faire des films, elle a fait des choses avec Rita Ackermann ou Jutta Koether, Kim Gordon a porté ses vêtements sur scène... Et maintenant, elle a fait une collection de vêtements pour infirmières et une collection de robes de mariée, mais bien sûr ce ne doit pas être du tout ce qu’on imagine d’une robe de mariée. Elle a d’ailleurs toujours porté des chaussures d’infirmière. Elle a fait une collection pour Trees are so special, c’est elle qui a trouvé le nom d’ailleurs. Et personnellement, après Margiela, j’ai porté des vêtements de Susan, ça a été ma deuxième passion, maintenant c’est Cosmic Wonder. Enfin, je ne voudrais pas que ça paraisse si exclusif, car je ne porte pas des vêtements d’un seul créateur. Susan est à New York, où je ne vais plus trop, je ne suis plus trop au courant, mais je suis persuadée que ça m’intéresse encore, mais on n’est plus tellement en lien et comme elle non plus ne vient pas à Paris, alors qu’elle venait avant dans les locaux de Purple Institute présenter notamment des films superbes. Elle a collaboré avec pleins de gens, cinéastes, musiciens, artistes...C’était tout un monde. Sa marque s’appelle RUN.

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